Gaza, de nuit. Immense prison à l’air libre. Cage
étroite pour humains sans droits ni libertés. La honte du monde dit éclairé.
Malédiction éternelle pour celles et ceux qui permettent et tolèrent cette
infamie. Premières images. Une grand-mère, altière, vêtue d’une robe
d’intérieur noire, un fichu sur les cheveux, la peau blanche et un visage
anguleux où deux yeux verts, à peine mobiles, fixent avec sévérité sa petite-fille.
La petite-fille, justement. En pyjama fleuri. Sept ou huit ans, les mêmes yeux,
la même bouche, de petites mains fines et une cicatrice au front. Une pièce
chauffée au poêle à charbon, des tapis au sol, deux banquettes en guise de lits
ou de fauteuils et une table basse, large et rectangulaire. Au mur, deux cadres
accrochés, reliés par un chapelet d’ambre. Dans l’un, la photographie d’un homme,
jeune, visage sérieux, toujours les mêmes yeux verts et un menton volontaire.
Dans l’autre, celle d’une femme, jeune aussi, la chevelure brune épaisse,
ramenée sur une épaule, regard au loin, une impression de fragilité qui s’en
dégage.
Une pièce, donc. Au rez-de-chaussée d’une maison à
deux étages. Le premier et le second sont inoccupés car inhabitables. Des trous
dans les murs, impacts d’obus, perforations de balles, gravats et cendres. Un
paradis pour les rats et les insectes. La maison, ou ce qu’il en reste, est
promise à la destruction. Un jour, on ignore quand mais il viendra, l’armée israélienne
la dynamitera et les bulldozers la transformeront en tas informe hérissé par
les treillis d’acier. La grand-mère le sait. La petite-fille l’a deviné. C’est
la vie ou ce qu’il en reste. Dans la pièce où elles se trouvent, les affaires
les plus importantes sont toujours à portée de main. Les soldats ne donneront
que quelques minutes pour évacuer l’endroit. Il faudra faire vite. Très vite.
Le quartier maintenant et la localisation de la
maison. Al-Zahra, et un lotissement à quelques dizaines de mètres de la mer
interdite. Interdite pour les Gazaouis, s’entend. C’est la nuit donc avec son
silence troublé de temps à autre par le bruit métallique des chenilles.
Parfois, un coup de feu claque, des cris fusent et des sifflets trouent
l’obscurité. L’occupation coloniale ordinaire. Ici, même la nuit est craintive
et les rayons de lune s’excuseraient, s’ils le pouvaient, d’illuminer une terre
où l’espoir est proscrit et la dignité humaine déclarée hors-la- loi.
Mais revenons à la grand-mère et à sa petite-fille.
Toutes deux sont assises en tailleur, la table entre elles. Devant la première,
de grandes feuilles de papier, des roseaux taillés en calame et des pots
d’encre de diverses couleurs. Le geste est lent, très lent. Le stylet gratte le
papier et l’imprègne. Les lettres apparaissent, noires comme les flots, de
facture classique, un naskh orthodoxe avec quelques nuances de mu-
haqqaq. La respiration accompagne le rythme de l’élancement, des courbures
et des portées. Les pointes aiguisées en sont la suspension, la finesse des
signes diacritiques témoignent de la maîtrise de l’énergie. C’est un ballet
mené par la main droite. La main gauche, elle, est serrée, posée sur le coin
inférieur de la feuille, le pouce emprisonné par les autres doigts.
La petite observe. Elle aussi a un papier placé devant
elle et un porte-plume qui roule sur le bois quand il lui échappe. Ses yeux
plissés déchiffrent les arabesques tracées par la grand-mère.
– Je parcourrai cette longue route jusqu’au bout,
jusqu’au bout de moi-même. Sur le chemin, il y a encore du chemin, il y a de
quoi voyager.
Sans crier gare, la petite a lu les vers à voix
haute, d’un trait, et avec fierté. La grand-mère n’a pas levé les yeux. Le
petit sourire qui s’est dessiné sur ses lèvres se dissipe vite.
– Applique-toi, dit-elle. Tes lignes de points ne
sont pas droites.
L’enfant reprend son tracé. Elle sait ce qu’elle
doit faire. Des points, ni trop grands ni trop petits et surtout parfaits dans
leur forme de losange. Le point, lui dit souvent sa grand-mère, c’est ce par quoi
tout commence et ce par quoi tout se clôt. C’est l’origine de l’écrit, le
condensé du sens. La petite-fille ne comprend pas tout mais sa grand-mère
insiste. Elle ajoute, sans se fâcher, car elle ne se fâche jamais, que le
point, c’est le monde, le centre de la terre, le noyau de l’univers et le
pilier premier de la géométrie de l’âme. La convergence du connu et de
l’inconnu. De ce qui ne peut s’expliquer et de ce qui s’ignore.
– C’est une planète, alors ? s’est écriée un jour
l’enfant.
– Si l’on veut, a concédé la grand-mère en lui
caressant les cheveux.
Un geste rare. Une récompense.
– Mais si c’est une planète, pourquoi ne pas la
faire ronde ? a interrogé la petite, encouragée par cette marque de tendresse. Pourquoi
ce losange ?
La grand-mère n’a pas tout de suite répondu. Elle a
semblé hésiter, cherchant peut-être les mots qui conviendraient le mieux.
– Le losange est un signe saint, a-t-elle enfin
murmuré. C’est celui que notre maître Adam portait sur le flanc. Maintenant, il
faut t’appliquer.
À l’extérieur, on entend une voix dans un micro ordonner
à la population de rester chez elle. Une opération de ratissage est en cours,
annonce-t-elle. On recherche deux adolescents qui ont jeté des pierres au
passage d’une patrouille. S’ils se livrent, les fouilles dans les maisons
n’auront pas lieu d’être. La grand-mère lève la tête, une lueur d’inquiétude
dans les yeux. Elle pose son calame et murmure une invocation qu’elle achève
par un long soupir qui fait s’interrompre l’enfant. Ses lignes de points sont
terminées. Elle tend sa feuille avec un sourire espiègle. Elle sait que son
travail n’est pas parfait et c’est sa manière de devancer les remontrances. La
grand-mère sourit avec indulgence et prend la feuille. Avec un crayon à la mine
fine elle entoure les points qui lui semblent trop imparfaits, pas assez
biseautés.
– Oumi, dit alors l’enfant en reprenant sa
feuille, je ne comprends pas. Comment peut-il y avoir du chemin après le chemin
? Toutes les routes ont une fin, non ?
– Refais des points, répond la vieille avec
fermeté. Si tu en réussis au moins dix, je te donne un peu d’encre rouge et tu
pourras tracer autant de ب
que tu voudras. Mais que des ب et rien que ça. Pas autre chose.
C’est en les écrivant encore ب et encore que tu te prépares à comprendre. C’est
comme une porte que l’on ouvre pour appeler la sagesse.
– Je préfère les ت, répond l’enfant, la mine
faussement boudeuse. On dirait un visage qui sourit.
La grand-mère se tait. Elle guette les bruits de
l’extérieur. On entend encore des cris mais ils sont de plus en plus espacés.
D’expérience, elle devine que les adolescents ont probablement été capturés.
Deux mères, se dit-elle, vont passer une nuit blanche, suppliant le Créateur de
leur rendre leurs fils. Des pères vont sentir un poids supplémentaire affaisser
leurs épaules. La lune et ses filets d’ivoire ne pourront rien pour eux. Il y a
bien longtemps qu’elle ne peut plus rien pour les enfants de Gaza.
La main gauche de la vieille se serre de nouveau,
emprisonnant le pouce, commandant à celle de droite de reprendre le sillon. Que
nous soyons à l’étroit sur cette terre ou non, nous parcourrons ce long chemin
jusqu’au bout de l’arc. Que nos pas vibrent comme flèches. Le geste est
toujours assuré mais un léger tremblement apparaît. Il faut aller plus
lentement, appuyer un peu plus sur le calame et il arrive ce qui arrive
toujours dans ces conditions. Une tache. Minuscule, presque ronde mais
suffisamment épaisse pour endosser le caractère de faute. Il faudra attendre
qu’elle sèche puis la gratter avec délicatesse à l’aide d’une lame. Avec un peu
de chance, seul un œil exercé saura repérer la trace de la souillure.
– Il y a des chemins qui sont très longs ma fille,
dit alors la grand-mère en posant son calame après l’avoir essuyé avec un
chiffon humide. On peut marcher des jours et des jours, des mois et des années
sans arriver au bout. C’est une longue quête mais l’essentiel c’est de ne
jamais s’arrêter. Même si on est forcé à l’immobilité, il faut que l’esprit, ce
qu’il y a dans ta tête et dans ton cœur, poursuive la marche. Comprends-tu ?
– On a le droit de se reposer ? demande la fillette
qui a commencé à tracer des ت un peu trop arrondis.
– Tant qu’on est un enfant comme toi, oui. Mais
dans quelques années, tu ne pourras plus le faire. Tu n’en auras pas le droit.
Tant que nous n’aurons pas atteint le bout du chemin, il nous sera interdit de
nous arrêter. Il faudra marcher encore et encore.
L’enfant acquiesce. Là aussi, elle n’a pas tout compris.
Elle n’a pas vraiment compris. Ce qui lui importe en cet instant, c’est
d’éviter les reproches parce qu’elle trace des ت alors qu’elle a bâclé ses points
et fait mine d’avoir oublié les ب. La grand-mère vient d’ailleurs de
s’en apercevoir mais elle ne dit rien. La tache qui sèche occupe son esprit. Il
faudra at- tendre demain matin avant de la gratter. D’ici là tant de choses
peuvent arriver. Voilà d’ailleurs que l’on frappe à la porte. Des coups brefs
et polis, presque doux. Des coups rassurants qui disent à leur manière qu’ils
ne sont pas annonciateurs de mauvaises nouvelles. La petite fille attend
l’autorisation du regard puis se lève en courant pour ouvrir. La grand-mère,
elle, rassemble ses propres feuilles et les place avec délicatesse sous la
table.
– Que le salut et la paix soient sur vous. Bonsoir
Oum Ahmed !
Un grand sourire éclaire le visage de la
grand-mère. Elle fait signe au nouveau venu de venir vers elle. C’est un jeune
homme trapu, le visage dur mais son regard apaisé dit sa joie d’être en ces
lieux. Il a un bref regard pour les deux cadres puis soulève la petite fille en
riant.
– Que le salut et la paix soient sur toi. Tu es le
bienvenu Yassir. Ne reste pas sur le seuil. Joins-toi à nous. Viens, j’ai
presque terminé le travail.
Yassir se déchausse puis s’approche à pas rapides.
Nouveau regard rapide vers les cadres ponctué par un voile de tristesse puis il
jauge le travail de la petite fille.
- Tu fais des progrès mais tu préfères
toujours les ت aux ب, à ce
que je vois.
– Oumi dit que mes points s’améliorent, proteste
l’enfant en boudant encore.
– Fais-nous un peu de place, lui ordonne sa grand-mère
en tirant une liasse de feuilles de sous la table. Elle tend quelques-unes à
Yassir qui les prend avec précaution. Il les lit à voix basse, l’index à
quelques millimètres au-dessus de chaque mot.
– Quand les martyrs vont dormir, je me réveille
et je monte la garde pour éloigner d’eux les amateurs d’éloge funèbre. Oh
oui, oui, c’est bien. C’est bien cela ! Ils m’ont demandé ce vers. Ils y
tiennent.
– Il y a aussi celui-ci, lui tend la grand-mère. Tu
peux les prendre. J’aurais fini le reste dans quelques jours.
– Nous sommes les traces que nous laissons en
exil et en nous. Oh, Oum Ahmed, tes lettres sont parfaites ! On dirait un Coran.
Et ces fleurs. Ces feuilles. Je pourrais les proposer à quarante dollars la pièce.
Oh, oui, c’est magnifique. J’ai appris tout le langage et je l’ai défait
pour composer un seul mot : Patrie. Vois-tu, ô Oum Ahmed, les Israéliens
peuvent nous prendre toute la terre et nous voler tous les trésors, ils n’auront
jamais un aussi grand Poète que le nôtre. J’encadrerai ces feuilles et j’en
obtiendrai ce qu’il convient d’exiger.
– Dieu t’entende mon fils, les temps sont durs.
Tout augmente et les Israéliens nous affament.
– Je sais ma mère. As-tu entendu la nouvelle ? Ils
ont tué une Américaine à Rafah. Elle s’appelait Rachel Corrie. Elle était si
belle. Je l’ai croisée quelques jours avant. Elle s’amusait avec des écoliers.
Un bulldozer lui a roulé dessus. Délibérément. Ces Israéliens se pensent
invincibles. Ils en arrivent même à tuer des Américains.
– Comme le petit Ali, dit soudain l’enfant restée
jusque-là concentrée sur son labeur. J’ai vu les affiches. Lui aussi a été
écrasé par une grosse machine.
Les deux adultes se taisent. La grand-mère se lève
pour préparer une infusion au thym. Yassir continue de lire les feuillets.
Parfois, il s’y prend à plusieurs reprises avant de déchiffrer un mot. La
petite le suit du coin de l’œil mais n’intervient pas. Elle sait qu’elle
pourrait lire bien plus vite que lui mais sa grand-mère lui a expliqué qu’il
serait inconvenant de le montrer. Alors, elle reprend ses lettres. Cette fois,
elle change. La voici qui s’essaye au alif. Elle aime aussi ce trait
vertical que l’on peut répéter à l’infini sans fatigue. Elle sait aussi que
cela fera plaisir à sa grand-mère qui n’aime jamais autant que lorsqu’elle
marie le alif et le bâ. Le feu et l’air, lui dit-elle. La lettre
des poètes avec celle des sages érudits.
– Tu peux passer la nuit ici si tu le souhaites,
propose la vieille à Yassir en posant le plateau où fument deux tasses aux
anses larges. Ils tirent à vue après dix heures.
– Je te remercie mais il faut que je rentre,
décline l’autre. Je termine cette excellente tisane et je rejoins ma mère.
Cette nuit risque de ne pas être comme les autres. On dit que les Américains
vont attaquer Saddam dès l’aube. Sans lui, nous serons encore plus seuls.
– Seuls sur le chemin, lance la petite fille d’un
air détaché et l’œil rivé à son ouvrage tandis que sa grand-mère la dévisage
d’un air interloqué.
Yassir se lève en souriant. Il caresse l’enfant,
dépose un baiser sur le front de la grand-mère puis quitte la maison. La
vieille range la vaisselle puis demande à sa petite-fille de se préparer pour
dormir. À l’extérieur, on n’entend plus rien. La gamine tente de gagner du
temps. Elle n’a pas envie de dormir. Elle veut continuer à tracer et à humer
l’odeur de l’encre et celle du papier. Demain, il n’y a pas école et, de toutes
les façons, sa grand-mère et Yassir ont parlé d’une autre guerre qui vient. Il
y aura peut-être encore des combats, des maisons et des immeubles qui voleront
en éclats. Pendant tout cela, elle restera cachée sous la banquette, de la cire
enfoncée dans ses oreilles, sa grand-mère à ses côtés.
– Oumi,
dit-elle soudain. S’il te plaît, laisse-moi écrire quelque chose.
– Quoi donc ? soupire la vieille. Il est tard...
– Je t’en prie. Quelques lignes seulement... Cela
ne durera pas longtemps. Tu verras mes progrès.
– D’accord. Prends cette chute. Applique-toi et
évite que tes points ne ressemblent à des olives.
– Retourne-toi, ordonne la gamine. Je te dirai
quand ce sera fini.
La vieille femme s’exécute. Elle va dans la cuisine
et ne revient que lorsque l’enfant la rappelle en lui tendant le parchemin. Elle
lit le texte et se fige. Elle relit encore et encore puis décline les phrases à
voix haute. Il lui faut répéter les mots à plusieurs reprises. Des hoquets et des
sanglots étouffés l’empêchent de respecter la prosodie qui s’impose.
– Et nous, balbutie-t-elle... Et nous, nous aimons
la vie... Et nous, nous aimons la vie autant que possible. Nous dansons
entre deux martyrs. Nous aimons la vie autant que possible. Là où nous
résidons, nous semons des plantes luxuriantes et nous récoltons des tués.
La grand-mère essuie ses larmes silencieuses. Elle
passe sa main dans les cheveux de sa fille puis lui ordonne d’aller se coucher.
À l’extérieur, on entend des sifflets et poindre le grondement des bulldozers.
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